La promotion de l’art contemporain constitue pour la Fondation Zinsou, un objectif fondamental. C’est ainsi qu’on retrouve dans son musée de Cotonou, des œuvres d’art contemporain réalisées par des artistes béninois, africains et internationaux. Les œuvres photographiques dénommées « Les Demoiselles de Porto-Novo » retiennent particulièrement l’attention de tout visiteur. Elles sont une réalisation du photographe béninois Léonce Rphael Agbodjèlou.
Après quelques marches des escaliers de l’immeuble qui abrite le musée de la Fondation Zinsou, l’on découvre sur une paroi blanche du couloir du 2ème étage, une série de quatre (4) photographies exposées de façon linéaire. Il s’agit bien de la série : « Les Demoiselles de Porto-Novo ». Elle porte la griffe de Léonce Raphael Agbodjèlou, fils de Joseph Moise Agbodjèlou, une grande figure de la photographie africaine des années 1930. Né à Porto-Novo en 1965, à travers la série « Les Demoiselles de Porto-Novo », il a développé une photographie de nu valorisant l’esthétique corporelle, sociale et culturelle de la femme africaine.
« Les Demoiselles de Porto-Novo » est une série de photographies réalisée dans le genre portrait. Prise à l’intérieur avec un éclairage faible, elle met en évidence la partie supérieure du corps de la femme noire, tout en révélant le charme et la sensualité de sa poitrine. Le format utilisé par l’artiste pour la plupart des photos est le plan américain. Ce qui permet de voir aisément plusieurs catégories de seins : des seins jeunes encore en érection et n’ayant jamais allaité et des seins fanés par le poids de l’âge et des effets de l’allaitement. C’est une façon pour l’artiste de montrer les différentes étapes morphologiques que subissent le corps féminin depuis sa jeunesse jusqu’à la vieillesse.
Le caractère religieux et non-sexuel du nu en Afrique
Raphael Agbodjelou valorise à travers ces portraits la dimension religieuse et traditionnelle de l’habillement de la femme africaine. En effet, différentes catégories de femmes habillées en mode traditionnel avec le torse nu et le visage caché derrière un masque cérémonial en bois sculpté. Cette pratique est encore d’actualité chez les femmes africaines lorsqu’elles se trouvent en privé. Ce comportement est issu de la tradition africaine et est considéré comme vulgaire. Aucune autre intention sexuelle n’était accordée à cette habitude même de la part des hommes.
Le corps non couvert pour ne pas parler de nudité, est une pratique ordinaire, une tradition. En effet, avant la colonisation, vivre sans vêtement était une pratique normale et irréprochable dans les sociétés africaines. Elle reste toujours d’actualité dans certaines régions reculées d’Afrique. Au Bénin, le phénomène reste également inchangée dans les couvents Vodouns et autres lieux sacrés. Lors des rituels publics, les jeunes filles et les femmes sans hésitation apparaissent en public sans protection des seins pour des démonstrations de danse.
Pour des causes religieuses, certaines femmes adeptes du Vodoun sont interdites ad vitam aeternam du port de vêtement quelle que soit la couleur du temps. Néanmoins, elles sont autorisées à nouer un pagne à la hanche ou à la poitrine. Le travail de Raphael Agbodjelou valorise également l’habitude vestimentaire de la femme africaine. Le pagne est un élément qui est présent dans cette série de photos réalisée par l’artiste. En Afrique, la qualité du tissu et la manière dont le pagne est noué déterminent la catégorie sociale.
De plus, le climat chaud constitue une raison du désintéressement de l’habit pour les africains. Le port du vêtement a été introduit en Afrique avec la colonisation. En effet, le climat du Nord, naturellement glacial, a renforcé la réflexion du Blanc à produire des protections pour son corps et son habitat contre le froid. Une fois en contact avec les Blancs, les Africains ont commencé par imiter les Blancs en se protégeant le corps avec des vêtements.
La version Judéo Chrétienne de la Genèse dit au verset 25 du chapitre 2 que dans le jardin d’Eden : « L’homme et sa femme étaient tous deux nus, et n’en avaient point honte ». Adam et Eve étaient donc nus et ne le savaient pas. Mais ils ont mangé du fruit de l’arbre de la connaissance du Bien et du Mal. Leurs yeux se sont ouverts et ils ont vu qu’ils étaient nus et en ont eu honte comme l’illustre ce tableau ci-dessus réalisé par l’artiste flamand Hugo van der Goes vers 1470. La Bible précise dans le chapitre suivant et au verset 7 que : « Les yeux de l’un et de l’autre s’ouvrirent, ils connurent qu’ils étaient nus, et ayant cousu des feuilles de figuier, ils s’en firent des ceintures ». Le nu pour les Africains ne signifiait rien. C’était un comportement normal et irréprochable. Selon Christian Kamga dans un de ses articles publié en octobre 2014 dans Le Nouvel Africain, il disait : « La société européenne a fait du nu, un synonyme de sexe. Le nu est forcément sexuel, c’est ce qui crée l’érotisme. Le sexe est un plaisir charnel, donc coupable quelque part. »
Un autre aspect de la dimension religieuse de l’œuvre de l’artiste est qu’il présente à travers son travail le syncrétisme religieux pratiqué par certains Porto-Noviens ou les Africains en général. A travers les deux photographies ci-dessus de l’artiste, on remarque que les deux demoiselles de Porto-Novo ont mis au cou une croix. Une preuve d’appartenance à la religion chrétienne. Mais l’association du masque et de la croix montre qu’il est difficile pour le Béninois d’abandonner le dieu et la croyance de ses ancêtres.
Raphael Agbodjelou utilise dans ses photographies d’autres éléments comme les masques. En effet, cette réalisation fait écho à l’œuvre « Les Demoiselles d’Avignon », le dernier titre d’une peinture à huile sur toile de grand format, réalisée à Paris par Pablo Picasso en 1907, l’une des œuvres les plus réputées de l’art moderne aussi bien dans son esthétique bouleversante de l’époque que pour le sujet lui-même. Plusieurs éléments de rapprochement existent entre les œuvres de ces deux artistes. Les titres s’adressent à une même catégorie de personnes : « Les Demoiselles ». Après, il y a les masques et le nu qui caractérisent ces différentes œuvres. En effet, tout comme dans la série « Les Demoiselles de Porto-Novo », toutes les femmes de la toile de Pablo Picasso laissent voir leurs seins. De plus, les deux personnages de gauche portent chacun un masque. Celui qui est debout porte, quant à lui, un masque inspiré de l’Afrique.
Raphael Agbodjèlou rappelle ainsi que l’univers des formes dont Picasso s’est inspiré pour construire ces corps vient de l’Afrique et que l’esthétique plastique qu’il s’est approprié est une richesse africaine. Le passage suivant tiré d’un article de Jeune Afrique confirme cet état de chose. « Il faut attendre la fin du printemps 1907 pour qu’il aille visiter, sur les conseils de Derain, le Musée d’ethnographie du Trocadéro à Paris, et connaisse une véritable illumination. En pénétrant dans ce vieil établissement en manque de financement, Pablo, cité par sa compagne Françoise Gilot, se souvient d’avoir été « déprimé par l’odeur de moisi et d’abandon » qui le saisit à la gorge. « J’aurais voulu partir tout de suite, mais je me suis forcé à rester et à examiner ces masques, tous ces objets que des hommes avaient exécutés dans un dessein sacré, magique. » »
Ce qui signifie que ces formes, ces esthétiques, ces savoir-faire et ces corps ont une existence, une identité et une épaisseur que l’Occident ignore encore beaucoup.
Paradoxalement à l’œuvre de Raphael Agbodjèlou, « Les Demoiselle d’Avignon » était la représentation des prostituées de la rue d’Avignon située à Barcelone. En effet, cette œuvre était appelée « Le Bordel d’Avignon ». Un nom qui agaçait et n’était pas vendable. D’où la nécessité d’opérer un changement de nom. « Les Demoiselles de Porto-Novo », quant à elle, ne désigne pas des prostituées.
Il convient de rappeler également que l’utilisation du nu féminin noir et du masque dans l’art contemporain représentent un geste engagé de Raphael Agbodjèlou sur les questions du genre, de l’identité. L’œuvre de l’artiste revêt de ce fait, la dimension politique de l’art. Selon Vanina Géré, dans « Le Beau : arme politique. L’art contemporain de 1960 à 2010 », La Vie des idées, « le contenu politique de l’œuvre réside donc dans leur transgression des codes des représentations dominants, à la fois dans l’art. Mapplethorpe introduit le registre pornographique dans la sphère muséale ». L’introduction du nu féminin noir et masque dans l’art photographique au Bénin par Raphael estt une nouveauté qui rompt avec les habitudes photographiques africaines. La connaissance tardive de la technique photographique peut justifier cet état de chose. Il faut cependant reconnaitre que de nos jours des artistes photographes béninois lui ont emboité le pas. Le plus célèbre actuellement est Eric Ahounou qui fait des merveilles depuis plus deux décennies déjà. Il expose partout ses œuvres qui ne laissent personne insensible.
Caractère sacré de l’art africain
En réalité, le port du masque dans les sociétés africaines n’est pas anodin. Il est souvent lié à des fonctions données. Jean Laude, dans son livre ‘’Les arts de l’Afrique noire’’, fait remarquer que cela caractérise les cérémonies rituelles et joue plusieurs fonctions : « Les cérémonies au cours desquelles les masques sont exhibés sont, le plus souvent agraires ou funéraires. Elles se présentent comme des spectacles complets : la musique, le chant, la récitation scandée de poèmes mythiques sont les composants d’ensemble chorégraphique vivement animés et colorés qui se déroulent sur les places, parfois pendant plusieurs jours. ».
Le même auteur évoque d’autres fonctions du masque : « Le masque a pour fonction de réaffirmer la présence des mythes dans la vie quotidienne ; au cours des cérémonies d’initiation, l’usage des masques sert à tester la maturité des jeunes ; les masques peuvent être encore utilisés pour protéger la société contre les malfaiteurs et les sorciers ».
Les petits formats utilisés dans cette exposition exigent une proximité et une certaine intimité entre le visiteur et les œuvres. La disposition alignée à la hauteur des yeux de ces photographies dans le couloir force le regard et provoque une rencontre avec le visiteur. En effet, un rapprochement du visiteur vers l’œuvre devient une obligation sans laquelle aucun détail ne lui sera visible. L’arrière-plan de certaines photographies de l’artiste présente une richesse culturelle afro-brésilienne et un caractère honorifique des anciens parents.
Dans le fond, le photographe laisse voir les parties d’un bâtiment de type colonial. Ce qui rappelle les caractéristiques architecturales propres à la ville de Porto-Novo, dominée par des vestiges afro-brésiliens hérités de la colonisation. Cet héritage colonial qui va au-delà de l’architecture et s’étend dans maints domaines notamment la musique, le vestimentaire et même l’art culinaire reste le cordon ombilical entre les peuples brésiliens et béninois.
Raphael Agbodjèlou laisse apparaitre également derrière le sujet principal et ceci dans deux de ses photographies exposées, une autre photo d’une personne vêtue d’une tenue de sage traduisant une métaphore. La présence de la photo d’une personne âgée dans la tradition africaine et béninoise en particulier, symbolise le caractère immortel des ancêtres et le regard de ces derniers sur tout ce qui se passe. La présence de cette photo dans le travail de l’artiste impose automatiquement dans les sociétés africaines en particulier celle du Bénin, respect, soumission et adoration selon la famille. Il se dit souvent des enfants impolis dans la région sud du Bénin : « qu’ils n’ont pas la photo d’une personne âgée dans leurs maisons ». Certaines personnes de par leur croyance, entretiennent une communication avec ces photos. Elles lui offrent également des offrandes. Ce cadrage de l’artiste montre qu’il ne verse pas dans la dépravation des mœurs. Mais plutôt que sa démarche s’inscrit dans la valorisation de la culture africaine.
Profanation de l’art africain
Par ailleurs, la série « Les Demoiselles de Porto-Novo » pose le problème de la restitution des biens culturels exposés aujourd’hui dans les musées d’art avec des cartels qui ne donnent pas une explication authentique de l’œuvre. En 1907, Pablo Picasso s’est inspiré des masques africains dans la réalisation de son œuvre : « Les Demoiselles d’Avignon ». Cet emprunt ou usage iconographique du masque africain par Picasso doit être économiquement bénéfique pour les sociétés africaines. Très loin de leurs racines, ces masques continuent de décorer les salons de certains amoureux de l’art africain, oubliant que tous ces masques ne sont pas décoratifs. Certains masques bénéficient de façon périodique d’un rituel compte tenu de leur caractère sacré. Les masques africains assurent la sécurité spirituelle et physique des familles et des villages. L’action des collectionneurs qui mette en avant les billets de dollars et d’euros contribue dangereusement à l’appauvrissement des musées d’arts et des couvents. Le vide créé par le vol, ou la vente de ces objets de valeurs spirituelle subsiste jusqu’à ce jour.
Le travail de Raphael Agbodjèlou est aussi très influencé par celui de son père qui s’inscrit au rang des précurseurs de l’art photographique en Afrique de l’Ouest. Né en 1912 à Porto-Novo, Joseph Moise Agbodjèlou meurt en 1999. Initié par l’armée française en 1935, il fut le représentant commercial de KODAK dans son pays, Président de l’Association des Professionnels de la Photographie du Dahomey et resta très actif à Porto-Novo de 1945 à 1994.
Hubert KIDJASSOU