Sena Joy Jelia est l’une des premières femmes béninoises à embrasser la carrière musicale dans les années 70. Après ses études de musique à Abidjan, elle a écumé des scènes aussi bien au Bénin, en Afrique qu’aux Etats-Unis d’Amérique. Les chansons de Sena Joy Jelia ou Sena Joy sont toujours adorées par les publics du Bénin et du Togo. Aujourd’hui, les déboires de l’artiste chanteuse béninoise dans son pays ne lui ont pas permis de réaliser ses rêves. Sena Joy Jelia à cœur ouvert dans cette interview nous parle de sa vie, de son parcours et de ses regrets.
Comment peut-on vous appeler aujourd’hui ?
Avant on m’appelait Sena Joy Jelia, mais aujourd’hui c’est Sena Joy pour la nouvelle génération. Ce changement de nom de scène est intervenu en 1993. J’ai eu l’opportunité de représenter le Bénin à un festival international organisé par la communauté haïtienne vivant aux Etats-Unis d’Amérique. Dans les coulisses, l’initiateur de ce festival m’a demandé de choisir entre Sena Jelia et Sena Joy parce qu’il estimait que mon nom d’artiste était trop long. Donc, j’ai alors réduit le nom en préférant Sena Joy. Voilà comment s’est opéré le changement de mon nom d’artiste.
Quels étaient vos débuts dans la musique ?
Tout d’abord, toute petite je voyais mon père jouer la guitare à la maison. Ensuite, en grandissant, je l’ai vu dans la chorale de l’église catholique Notre Dame de Cotonou dont il est membre jusqu’à ce jour. Mes grands-parents aussi étaient dans la musique traditionnelle. Tout cela me donnait l’envie de faire de la musique. Au cours primaire, je chantais lors des activités culturelles de fin d’année de mon école. Au secondaire, j’ai commencé le théâtre avec la troupe ‘’Les Muses’’ au collège Notre Dame des Apôtres de Cotonou. J’ai changé d’école pour aller au Cours secondaire Protestant toujours à Cotonou où j’ai repris avec la musique. J’ai intégré l’orchestre Captivity Sound Power au sein duquel j’interprétais les chansons de Michel Sardou, Nana Mouskouri, Mireille Mathieu, Dalida, Bella Bellow, Miriam Makeba, Abeti Massikini etc. Tout cela se passait au début des années 70 et surtout à partir de 1972 avec le régime révolutionnaire qui exigeait les activités artistiques et culturelles dans les écoles. Il était fait obligation à chaque élève de faire partie d’une section artistique et culturelle de son école. Plus tard en 1975, pour me perfectionner en musique, j’avais demandé à mes parents de m’inscrire dans une école de musique. J’ai alors été inscrite à l’Institut national des Beaux-Arts à Abidjan en Côte d’Ivoire. C’est Boncana Maiga qui m’avait soumis à un test pour entrer dans cette école. J’ai beaucoup appris la musique dans cet Institut des Beaux-Arts d’Abidjan.
Qu’avez-vous fait après vos études de musique à Abidjan ?
A mon retour au Bénin en 1977, j’ai sorti mon premier disque intitulé « Fiénamoindé ». C’est un morceau qui a connu un énorme succès et était sur toutes les lèvres. Je rendais hommage à ma grand-mère qui était décédée et je demandais dans cette chanson où est-ce que je pourrai encore la retrouver puisqu’elle n’est plus parmi nous. En réalité, c’est son mari qui avait entonné cette chanson lors des obsèques de ma grand-mère. J’ai repris la chanson selon mon style et cela a eu du succès. A cette époque, il n’y avait pratiquement pas de chanteuse professionnelle sur la place. J’étais la première artiste chanteuse à animer les funérailles grâce à ce morceau « Fiénamoindé ». L’orchestre Les Volcans de la capitale m’accompagnait à tous mes spectacles. C’est ainsi que j’ai démarré ma carrière professionnelle dans la musique.
Y avait-il des femmes chanteuses à cette époque ?
Oui, il y en avait. Je peux citer Edia Sophie. Elle avait sorti des disques. C’est elle qui m’a présenté pour la première fois à Vivi l’Internationale. Mais moi, j’avais déjà sorti des albums. Nous avions ainsi formé un trio pour évoluer ensemble. Mais dans les collèges, il y avait des élèves filles qui chantaient bien et émerveillaient les mélomanes avec leurs talents. C’est le cas de Edwige Bossou et Cela Sella. Après, on avait connu Angélique Kidjo. Quelques temps après la sortie de mon album «Fiénamoindé », Cela Stella aussi mettait sur le marché son premier 45 Tours. Plus tard, l’ancien ministre de la culture François Kouyami avait appelé plusieurs artistes et orchestres pour échanger avec nous sur le développement de la musique béninoise. Ainsi, nous avions enregistré un album à la Satel à Cotonou appelé ‘’Agecop’’. J’étais la seule femme à figurer dans cet album avec le titre ‘’Ayimilo’’. A l’époque, il n’y avait pas de producteurs. Je finançais la production de mes disques grâce à mes spectacles. Nous avions l’habitude de jouer dans les milieux comme ’’Au Zénith’’, ‘’Le Venus’’, ‘’Cinéma Rex’’ à Porto-Novo, ‘’Tropical’’, ‘’Palm Beach’’, ‘’Hall des Congrès’’, ‘’Cinéma Vog’’, Hall des Sports etc.
Quels sont les thèmes que vous abordez dans vos chansons ?
Je chante la nature, l’amour, la vie et la mort. J’ai sorti aussi ‘’Mèssi wènoumi’’. Ce titre a été repris par la regrettée Affo Love. J’aime chanter pour permettre à mon public de réfléchir sur son sort. Ainsi, mes morceaux reçoivent toujours un accueil chaleureux des mélomanes.
Quels sont les artistes et orchestres avec lesquels pour aviez travaillé ?
J’ai travaillé avec plein d’artistes et d’orchestres. Je peux citer le Tout-Puissant Poly Rythmo, Les Volcans de la Capitale, Black Santiago, Gnonnas Pedro, Laba Sosseh, Grégoire Lawani, Ekambi Brillant, Eboa Lottin, Abéti Massikini, Mariam Makeba, Tshala Muana, Mpongo Love, Akofa Akoussa, Béti Béti, Bébé Manga, Nayanka Bel etc.
Vous étiez allée vous installer entre-temps aux Etats-Unis d’Amérique. Qu’est-ce qui vous avait conduit dans ce pays ?
J’allais au départ dans ce pays pour participer au festival de la communauté haïtienne vivant aux Etats-Unis. Le festival était organisé par un Haitien qui aimait beaucoup les artistes africains. Il m’avait nommé Ambassadrice culturelle du Bénin à Haïti. Un jour en 1996, j’ai gagné Lottery Visa des Américains. J’ai alors décidé d’aller m’installer aux Etats-Unis d’Amérique pour poursuivre ma carrière musicale. Là-bas, je travaillais et chantais dans les clubs africains et afro-caribéens. Le showbiz américain n’est pas facile à pénétrer. Il n’est pas ouvert comme chez nous en Afrique. Il faut avoir la chance d’être porté par des lobbies pour avoir droit de cité. Mon désir ardent était de travailler dur pour subvenir aux besoins de ma famille et de mes enfants.
Vous êtes revenue précipitamment au pays pour ne plus repartir. Quelle était la raison ?
Il faut dire que je revenais chaque année au pays pour voir la famille et mes enfants. Chaque fois, les amis me disaient de ne pas abandonner la musique. Pour ne pas décevoir mon public, j’ai enregistré un album qui m’a coûté 11 mille dollars. Le morceau le plus connu de cette production est ‘’Assia’’ qui est adopté par les mélomanes togolais à New York. Ce sont eux qui avaient assuré le lancement de l’album aux Etats-Unis d’Amérique. Il y a un promoteur culturel béninois qui m’avait demandé de revenir au pays pour faire le lancement de l’album à Cotonou. Il m’a promis une tournée à travers le Bénin. Je suis arrivée et à ma grande surprise, l’album circulait déjà partout et était en diffusion sur toutes les radios et les téléphones. La tournée aussi n’a jamais eu lieu. Je suis tombée dans de multiples difficultés à n’en plus finir. Il s’agit des situations qui ont ruiné mes économies et mes moyens. Je cherche à repartir aux Etats-Unis, mais je suis dépossédée de toutes mes forces. Je pensais que les choses allaient changer. Au contraire, tout va de mal en pire. Je ne comprends plus rien.
Est-ce de votre volonté si vous êtes encore au Bénin ?
Non, ce n’est pas de ma volonté. Les moyens avec lesquels je suis revenue sont terminés. Je suis bloquée partout et partout. Je n’ai plus les moyens pour vivre et repartir aux Etats-Unis d’Amérique. Vous connaissez le Bénin. Ce n’est pas du tout facile.
Que faites-vous pour vivre au Bénin alors ?
Je parraine les jeunes artistes. Il y a quelques années en arrière, il y avait des spectacles sur lesquels j’étais programmée et cela me permettait de gagner un peu d’argent. Malheureusement, l’argent que je gagnais n’était pas suffisant pour me permettre de retourner aux Etats-Unis d’Amérique. C’était juste quelque chose pour joindre les deux bouts. Aujourd’hui, les spectacles ont disparu et ma situation est devenue de plus en plus un calvaire. Moi, je suis une artiste professionnelle. C’est mon métier et je n’ai pas appris autre chose dans ma vie. C’est ce que je sais faire pour vivre.
Avez-vous des regrets ?
Oui. J’ai trop de regrets et beaucoup d’amertume. J’écoutais la dernière fois une jeune chanteuse qui disait qu’elle ne sait pas pourquoi elle est née au Bénin. J’ai reçu un choc en l’écoutant parce qu’elle vient de commencer dans la musique. Déjà, elle regrette d’être une artiste béninoise vivant au Bénin. J’étais mal à l’aise. Je me disais que j’ai des regrets et pourquoi la jeune génération aura aussi des regrets. C’est dommage.
Qu’est-ce qu’on devrait faire aux artistes musiciens ?
La faute n’incombe pas entièrement à l’Etat. Il faut dire qu’entre nous les artistes, ça ne va pas. Les artistes eux-mêmes se détruisent. Nous nous détruisons beaucoup. Si cela doit continuer ainsi, nous n’irons pas de l’avant. Le comportement des artistes est triste et regrettable. C’est dans l’entente et l’union que nous irons de l’avant. Dans le passé, l’Etat accompagnait les artistes avec le Fonds d’aide à la culture. La cagnotte est augmentée d’année en année. Mais, comment les artistes ont-ils géré ce fonds pour que nous soyons encore là aujourd’hui à toujours nous plaindre ?
Conseillerez-vous aujourd’hui à vos enfants de faire la musique ?
J’ai toujours dit que je ne conseillerai pas à mes enfants de faire la musique parce que j’ai rencontré énormément de difficultés dans ma carrière et cela continue encore aujourd’hui. Si c’est à refaire la musique au Bénin, je ferai la musique avec beaucoup de garanties. Je ne regrette pas mon pays, le Bénin. Mais je déplore l’attitude des hommes de ce pays. Ils m’ont choqué, ils m’ont fait beaucoup de mal. Lorsque vous amenez de bonnes idées de l’extérieur, ils sont prêts à vous détruire. Il y a trop de méchanceté inutile. Nous, les innocents, subissons énormément cette méchanceté. Je ne sais pas à quel moment tout cela va s’arrêter dans ce pays.
Quel est votre mot de la fin ?
Je prie beaucoup pour ce pays. Il faut que les choses changent pour le bien de chacun et de tous. C’est le pays qui compte et non les intérêts individuels et égoïstes d’un groupuscule de personnes.
Propos recueillis par Jean-Discipline Adjomassokou