Il y a des souvenirs qui suscitent la colère, la tristesse, l’amertume et des regrets. C’est le cas malheureusement de Camille Adébah Amouro qui a tragiquement quitté ce monde le mercredi 22 décembre 2021. Ce 22 décembre 2022, un (01) an déjà de souffrance et de vide que nous vivons et subissons durement de par sa disparition. Ce n’est pas un fait à célébrer, mais pour se souvenir de ce grand homme du savoir, un érudit, un génie, simplement un intellectuel raffiné, un illuminé. Il était un Maître, un guide et un éclaireur pour tous ceux qui l’ont connu et ont travaillé avec lui. Camille Amouro était aimé et adulé par nous tous même par ses détracteurs qui finissaient toujours par s’incliner devant lui pour reconnaitre ses valeurs et son intelligence. Difficile pour nombre de personnes d’utiliser des mots pour parler de Camille parce que l’intelligence de l’homme était énorme et ses œuvres font l’unanimité à travers le monde. Mais Trois de ses plus proches amis ont accepté de lui rendre hommage. Ils ont osé le faire. Il s’agit de Arcade Assogba, Claude Plagbéto et Hermas Gbaguidi. Découvrons ensemble leurs témoignages sur l’homme intellectuel, de culture et d’humanité qu’était Camille Adébah Amouro.
Jean-Discipline Adjomassokou
Camille AMOURO : Amour et Liberté, Arcade Assogba
C’était un passeur, un homme digne qui se présentait tel qu’il était dans son fond : vrai et libre.
De l’espèce humaine, un proverbe africain dit qu’il a ses tâches au dedans contrairement à la panthère dont la nature est d’afficher les siennes sur sa peau. Camille Amouro disait constamment, lui, qu’il n’avait rien à cacher et que les lieux de secret n’étaient pas faits pour lui. Celui qui a créé à Cotonou le Cercle Prométhée dans les années 1980 était assez complice des créateurs de la revue togolaise « Propos Scientifiques » dont le crédo était : « Battre la campagne pour chasser les mythes ». Il aura consacré sa vie à porter le flambeau du savoir, de l’amour, de la sagesse et de l’antitotalitarisme en tout genre partout où l’ombre lui semblait en passe de gagner du terrain. Pour cela, il fit des kilomètres et des kilomètres dans la sous-région ouest-africaine notamment. En voiture, à pieds et/ou à moto, Camille a sillonné la quasi-totalité des villages du Bénin et son activité dans le Togo voisin pour soutenir la liberté de création et d’agir des écrivains sous la dictature d’Eyadéma père, a propulsé l’avènement de la démocratie et du multipartisme dans ce pays. En Côte d’Ivoire et dans les forêts du Libéria, il tutoya le danger pour n’en raconter que des anecdotes drolatiques dans les nouvelles, pièces de théâtre et autres chroniques et essais qu’il publia par la suite. C’est dire la palpitante vie qu’a connue cet homme exceptionnel.
Au début des années 2000, j’appartenais à un groupe de jeunes rédacteurs du journal « Le Héraut » sur le campus de l’université d’Abomey Calavi à qui rendait régulièrement visite cet intellectuel insomniaque qui, au petit matin, reprenait sa petite voiture pour se rendre à Porto-Novo où il vivait. Il fera de notre petit groupe un nid d’amitié nourrie, un petit cercle d’auto-référentialité qui se retrouvait certains soirs, de façon itinérante, sur différentes terrasses des bars de Cotonou et, une fois, durant tout un week-end à Dassa-Zoumè. De chacun de nous, il a contribué à l’orientation. Et des groupes du même ordre, il en a constitué parallèlement et après le nôtre. Il voulait que nous soyons des exemples pour la société et pour les plus jeunes. Déconstruire les rapports de pouvoir pour réaliser l’épanouissement de chacun lui tenait au plus haut point. Et, par-delà tout, dans le monde qu’il rêvait de voir de son vivant, chaque hameau et village du Bénin devrait pouvoir disposer d’au moins une bibliothèque.
Mille soleils, Fofo Camille !
Par Arcade Assogba, cinéaste
Un an déjà ! Camille L’Intellectuel, Camille L’Humaniste et Camille Le Coach, Claude Plagbéto
Intellectuel au vrai sens du terme, il se distinguait par sa mémoire d’éléphant qui constituait la béquille de son intelligence. Homme de conviction, il ne jurait que par sa liberté, avec pour devise : « Battre campagne pour chasser les mythes ».
J’ai eu la chance et le bonheur de le croiser, alors que j’entendais parler de lui. Je n’avais véritablement rien lu de lui au début des années 2000. Les déboires autour du Festival international de théâtre du Bénin (Fitheb) font sortir le dramaturge de ses gonds. Suis bluffé par son argumentaire, lors de la conférence de presse à la Médiathèque des Diasporas qu’il a créée à la Place du Souvenir (ex-Place des Martyrs). Suis tombé sous le charme intellectuel de ce promoteur culturel qui savait de quoi il parlait. Droit dans ses bottes, il distribuait les mauvais comme les bons points, sans langue de bois… Je le croisais quelquefois lors des vernissages ou de représentations théâtrales à la Médiathèque des Diasporas et à l’ex-Centre culturel français (CCF) devenu Institut français de Cotonou.
Par la force des choses – Je ne sais comment – Il m’appela un jour et me demanda de le suivre pour Sokponta (Dassa-Zoumè) pour soutenir son frère, le reggaeman Rasbawa, qui devrait lancer un studio dans son village natal. Mon séjour était assuré, entièrement…
Au bout de quelques rencontres, je me rendais compte de la densité de l’homme, mais aussi de son attachement au « Salamè » (discours railleur) qu’il portait au firmament du quatrième art. Une tige de cigarette coincée entre le bec, il pouvait débiter toutes sortes d’histoires à dormir debout, mais jamais des inventions : sa mémoire particulièrement fidèle lui jouait rarement des tours. Je ne pouvais passer cinq minutes avec lui sans apprendre de nouvelles choses sur ses auteurs ou artistes préférés : Arthur Rimbaud, Léo Ferré, Georges Brassens, Huénumadji Afan, Apédo Amah Togoata et tutti quanti. Seules les taquineries envers les femmes dont il détestait ce qu’il appelait la « Noukpéninie » (tout un concept) viennent interrompre ses cours magistraux de littérature, de dramaturgie, de philosophie, de sciences politiques, d’économie, de statistique. Oui, vous avez bien lu ! Il avait une vaste culture et pouvait parler de tout cela avec aisance. Pour lui, il n’y a de richesse que de culture, que de livres… Et il me pardonnait souvent quand j’étalais mon inculture sans réplique, hébété de le voir surfer d’une discipline à une autre aisément. Il n’y avait que les broutilles et les intrigues politiques qui ne l’intéressaient guère. Et là encore, quand il y a une consultation à honorer, il pouvait vite se mettre au pas…
Avec mes blocages sur le plan professionnel, je pouvais compter sur lui. Il m’avait permis de l’appeler n’importe quand sauf dans la matinée où ce couche-tard se donnait du répit. Alors qu’il n’émargeait nulle part, il décide de m’accompagner dans la réalisation de dossiers en culture et en éducation et ce, de manière régulière. Il le répétait à souhait : la seule chose qui mérite sacrifice et investissement : c’est l’éducation. Lui parlait plutôt de la Transmission.
En 2010, je fais une enquête expresse pour un magazine et je lui en ai parlé. « Fais-en un bouquin !», me dit-il. Le premier manuscrit de ce livre inédit que je n’avais pas bouclé, est resté avec lui. En revanche, j’ai pu réaliser un autre qui m’a fait gagner davantage en estime auprès de lui. Sans ses douces pressions, cet ouvrage n’aurait jamais pu paraître. Peut-être !
En poste à Parakou, je pensais manquer des conseils avisés du coach, du mentor. Bien au contraire ! Il suffit d’un coup de file, et il pouvait avaler les quatre-cent et quelques kilomètres qui séparent Porto-Novo de la cité de Kobourou pour venir me voir. « Je viens m’installer bientôt à Parakou », me dit-il un jour, après que son ami Julien Chambi Atchadé l’a sollicité pour renforcer l’Institut Régional Supérieur des Beaux-arts de la Culture et de la Communication (IRSBAC.COM). Effectivement, il débarquait avec tous ces bagages à Kpébié à Parakou (face à l’Hôtel Central) et fera six mois avant de retourner à Missérété, puis ailleurs …
Fatigué des bêtises humaines qu’il déplorait tout le temps, l’homme de principe appelait depuis longtemps la mort à lui ouvrir les bras. Il confiait souvent être fatigué de vivre, non sans susciter l’hilarité ou l’étonnement de ses interlocuteurs. Alité des semaines durant à Kouffo où il s’est recroquevillé entre-temps (comme à son habitude), coupé du reste du monde, pour se consacrer à un travail intellectuel, il verra la mort en face (c’est son expression) mais qui refuse de le prendre. C’est aussi un polichinelle pour ses amis proches qu’il était rongé depuis plusieurs années par un mal non apparent…
La dernière grande (més) aventure avec lui aura été un voyage sur Agbangnizoun, trois mois avant son départ pour la demeure céleste. De retour, à hauteur d’Abomey, le véhicule tombe en panne et nous sommes contraints de dormir dans la voiture en attendant une solution. Il a refusé de me laisser seul, alors qu’il résidait à Bohicon à une dizaine de kilomètres…
Nous nous retrouverons quelques jours plus tard à Bohicon alors que je devrais me rendre à Boukombé. Là-bas, c’est chez lui : la capitale de la « République de l’Atakora » : à la fois sa terre natale et adoptive). Pourtant Prince Omondjagoun (de Dassa-Zoumè), il se réclame plus de la Cité des Tatas que de la Cité des Idaasha. Non seulement, j’ai bénéficié de son carnet d’adresses, lui qui avait écrit un scénario sur le sujet (Il est aussi formateur, concepteur et réalisateur de projets), mais il a tenu à jeter un coup d’œil sur le rendu. Cela s’est fait au Centre Arttistik Africa chez Ousmane Alédji où nous avons passé quelques moments avec l’autre ami en commun Arcade Assogba…
Des semaines passent sans qu’on ne se voit. Je me contente de lire ses blagues inspirantes et ses « fragments » sur Facebook, jusqu’au dernier posté mardi 21 décembre à 18 h 33. Il y écrit : « Et puis c’est comme à la roulette. On mise, on mise. Si la roulette n’avait qu’un trou, on nous ferait miser quand même. D’ailleurs c’est ce qu’on fait. Je comprends les joueurs. Ils ont trente-six chances de ne pas se faire mettre. Et ils mettent. Ils mettent. Le drame dans le couple, c’est qu’on est deux et qu’il n’y a qu’un trou dans la roulette», d’après Léo Ferré.
C’est qu’il a posté avant de prendre la route pour Cotonou où il rencontre des amis, finalement en guise d’adieu. Le « trou » dont il parlait, c’était donc prémonitoire : la faucheuse en circulation s’empare de lui de façon brutale. Je me résigne à accepter la dure réalité, avec les messages et appels de ce mercredi 22 décembre. La triste nouvelle est confirmée ! Je dois poursuivre le chemin de la vie, sans son soutien. Sans lui, le Fofo, l’Ami et le Coach. Hélas ! Il s’appelait Camille Adébah Amouro.
Qu’il repose en paix !
Claude Urbain PLAGBETO
La chaise est vide, Hermas Gbaguidi
SALAME
Un commérage pour honorer Camille AMOURO mort le
22 décembre 2021
Ce texte est écrit en résidence d’écriture grâce aux soutiens de la Ruche Sony Labou Tansi, de la Compagnie GUEASSA et du CRES.
Scène unique
(Sur la scène, une chaise vide, un trône inoccupé, en face du trône un comédien de tout blanc vêtu dans le reflet de la lumière qui éclaire le trône.)
Les propos de Facebook
Ce matin du 22 décembre 2021, j’avais lu sur la page Facebook de mon ami Jean Marc Fohé cette expression « Mercredi social ». Ce titre, je l’ai trouvé bien à propos. Je me disais comme lui que ce mercredi 22 décembre était tout de rose vêtu. J’étais rieur car le texte était beau à la lecture. Il était bien écrit.
Mais deux heures après je recevais une notification et tout devenait noir. Ce n’est pas vrai !
Que voudrait dire félix AGOSSA?
Il fallait comprendre que dans le social, il avait aussi et surtout la compassion. Une relecture du texte de Jean-Marc Fohé s’imposait à moi. Tout devenait clair à présent.
Un jour viendra dans votre vie où quelqu’un rallumera les lumières que d’autres ont éteintes. C’est réconfortant, c’est apaisant. Ça peut soulager, mais quand on vit dans un pays qui n’offre pas de perspectives est-ce qu’on peut encore avoir de rêves.
Ekié fofo Camille, tu m’as mis dans une situation difficile et ma plume rouspète. Ce n’est plus un jeu. La vérité a avalé les marches de l’escalier. L’évidence est connue. Nous ne serons pas seuls à te pleurer à présent.
Ma première réaction était de fuir. La toile est enflammée, Messenger, Whatsapp, Facebook, Twitter, Instagram, etc… On venait aux nouvelles. Il faudrait confirmer la mauvaise nouvelle aux uns et aux autres. C’est insoutenable!
Une idée me vint à l’esprit “m’éloigner” pour un lâcher prise. Trouver un coin où je ne serai pas obligé d’allumer mon téléphone portable, mais tu me rattrapas, je ne sus pourquoi? Nous étions loin, loin du pays, loin du pays.
Ekié! Fofo Camille, pourquoi étais-tu là-bas? On dirait que tu nous pourchassais. Abengourou, ce n’était pas la porte d’à côté. J’avais oublié, tu n’étais plus comme nous et le monde t’appartenait à présent.
(Il regarde l’auditoire un moment).
Vous ne pouviez pas comprendre même si je vous l’expliquais. Le vendredi 24 décembre, très tôt le matin nous avions pris la route pour Abengourou. Mon équipe et moi avions hâte de rejoindre Akprokpromou, village éloigné de Abengourou. Nous étions deux du pays, un étranger et quatre autochtones.
Cette équipée joyeuse partant conquérir le cœur des tout-petits le samedi 25 décembre après avoir mis la joie dans le cœur des 300 enfants du tout petit village d’Akprokpromou, revint à l’auberge pour se reposer. Nous étions chacun dans sa chambre, réfléchissant sur l’avenir quand soudain FD, mon jeune frère déboula et sans frapper s’affaissa au chevet du lit.
- Fofo, Fofo, j’ai vu Camille Amouro. Il m’a envoyé vers vous.
- (Moi tout étonné). Ah bon! Qu’est-ce qu’il me veut?
- Il voudrait que vous lui écriviez une pièce.
- Une pièce de théâtre? Pourquoi moi?
- Oui, oui, c’est bien vous! Il m’a même donné le titre (il était tellement essoufflé et encore sous le choc de l’apparition) “La chaise est vide”, c’est le titre.
- Ok! Retourne dans ta chambre et repose-toi.
Je ne sus pas si mon jeune frère a pu retrouver le sommeil.
Hum! (silence)
Mon épouse qui assista malgré elle à cette scène m’interpella.
- (Elle). Lui aussi voit les morts? Vous êtes comment vous autres?
- (Ma réponse fut sèche). Lui, c’est un enfant du pays aussi.
- (Elle). Nous n’avions pas fini avec les visites nocturnes de Sowéto et maintenant c’est Camille qui vient juste de mourir. Qu’est-ce que vous avez avec les morts?
Cette question resta sans réponse. Je ne dis plus rien. J’avais hâte de fermer cette page critique. J’observai par la fenêtre le retour en chambre de FD. Je n’étais pas du tout inquiet, mais le trouble s’installa dans ma chambre. Je devrais maintenant supporter le regard inquisiteur de l’autre en face de moi. Son regard disait toute son inquiétude. Sûrement qu’elle imaginait l’enfer pour nous.
Eh oui! FD gâcha la fête. Il n’y eut plus de repos paisible ni de détente, le silence prit le dessus. Vrai de chez le vrai, cette nouvelle nous pourrit la vie. Ce ne fut plus de la blague.
Ekié!
Fofo Camille, ne nous pouvions pas entrer dans ta tête pour deviner, ni comprendre ce que tu écrivais. Ces phrases jetées à la volée nous reviennent à présent: « Le spectateur voit l’action. Il ne voit que trop rarement la motivation« . La motivation! Quelle motivation? Tu nous as pourri la vie doublement.
Cette fois-ci, je crois que nous n’allons pas te laisser l’emporter sur nous. Bon, moi je suis habitué. Je prenais mes doses depuis ton vivant. Deux fois dans nos randonnées, je t’avais accordé le privilège de l’emporter sur moi. Quand nous avalions les routes en buvant les kilomètres, nous étions infatigables sur les routes de Lomé, de Niamey, de Ouagadougou, de Bobo-Dioulasso. Ces contrées nous accueillaient sans cesse et sans répit
Nous deux, nous aimions la vie. Dans les avalanches du plaisir, nous nous disputâmes sur certains tableaux. Tu aimais bien faire prévaloir tes droits d’aînesse. C’est difficile de comprendre que ton goût poussé pour l’écriture puisse t’amener à Abengourou. J’accepte. Je vais t’écrire ta pièce de théâtre, nous nous entendons bien. Ça c’est un service que je vais te rendre avec plaisir car je sais le faire. Je n’avais pas oublié qu’en 1999, monsieur le Duc de Vossa et moi avions marché de Zogbohouè jusqu’à Jonquet pour te trouver un paquet de vingt cigarettes Gauloise, très tard dans la nuit. Nous n’étions pas fatigués, au contraire, nous étions fiers de l’avoir trouvé ce paquet de Gauloise.
Mais cette fois-ci malgré ma bonne volonté, je continue de réfléchir je ne sais comment m’y prendre, comment m’essayer à une esthétique où tu as régné en seul maître. Ma maman me disait souvent que « c’est ce qu’on aime qui vous dépouille et vous expose » oui… notre passion nous coûte, nous coûte cher. Cette passion pour la moto t’a entraîné à cette fin tragique. Face à ton spectre, je n’ai pas eu le courage de te le dire, tu l’as su. Mais Monique ne t’a pas raté. Heureusement ou malheureusement, je ne savais quoi dire. Monique Phoba que tu connaissais bien en vers comme en prose a libéré toute sa colère. Ça devrait gronder de partout. A la suite de Monique, j’imaginais ce que, seule dans sa chambre, Halima Nakiéma, la comédienne burkinabè pouvait penser de toi. Elle est trahie. Tu l’as trahie. Tes mots à son endroit, tes phrases dithyrambiques à son endroit demeurent inchangées. Elle y a cru. Elle avait cru à tout ce que tu écrivais malgré ses occupations et autres sollicitations, elle avait porté ton texte comme une grossesse. Tu étais fier, honoré et comblé. Sa prestation t’avait convaincu. Comme tu me le disais à ton retour, c’était une professionnelle. Mais un mois après, un mois juste après, voilà ce qui est arrivé. Elle ne pouvait pas comprendre la leçon de cette piteuse vie.
Oui, avant de faire confiance à quelqu’un interroge son passé. Avant d’investir avec lui, soit sûr qu’il a un avenir. Amertume et frustration, tu as trahi Halima Nikiéma, la comédienne burkinabè. J’imagine sa déception et sa colère, sa sainte colère justifiée.
Nous tous, nous te prenions pour un immortel. Nous te prenions pour un Demi-Dieu, un Dieu de l’Olympe. Mais tu n’étais bizarrement qu’un humain. Tu n’étais bizarrement qu’un humain fragile et mortel. Au carrefour de ta vie, il avait un feu tricolore. Pour nous tous les signaux étaient au vert. Mais toi, te moquant de nous, tu savais que l’orange était allumé. Tu vivais tes derniers instants dans la fantaisie de l’écriture. Nous n’avions pas compris ton histoire de Léo Ferré. C’est pourquoi nous pleurons aujourd’hui. La faucheuse complice, elle-même nous a dribblés en ne respectant pas cette fâcheuse volonté de vite débarrasser le plancher que nous avions. Ton vœu était de mourir à l’âge de Jésus.
En silence, c’était toi qui mieux sais. Tu avais misé jusqu’à traverser le seul trou qu’il te fallait ce 22 décembre 2021.
Ce soir, nous sommes là et si tu veux, nous voulons te le redire. Ce soir à notre corps défendant, si tu veux, nous voulons te le chanter au son de la clarinette ton poste du 21 décembre 2021:
_ » Et puis c’est comme à la roulette, on mise. Si la roulette n’avait qu’un trou on nous ferait miser quand même. D’ailleurs, c’est ce qu’on fait. Je comprends les joueurs. Ils ont trente-six chances de ne pas se faire mettre. Et ils mettent. Ils mettent. Le drame dans le couple, c’est qu’on est deux et il n’y a qu’un trou dans la roulette’’.
Mercure a soufflé et le vent a répandu sur le monde la poussière rouge ce mercredi 22 décembre. Nous avions commencé la journée de façon terne. Rien ne nous stimulait à part la beauté du texte de notre ami poète. Corps et esprit engourdis, nous avions vu le ciel s’assombrir et l’horizon s’était refermé. Seul, le tonnerre manquait à l’appel.
_ Fofo Camille! Dis-nous ce que nous pouvons dire à la femme aux grosses fesses de Vodjè, ta servante callipyge. Ta Venus Hottentot. Tu vantais tellement ses mérites que nous avions tous envie de la rencontrer et de nous jeter dans ses bras. Fofo Camille, tu es sûr que nous pouvons lui dire que son admirateur ne vit plus. Quel courageux affrontera son regard meurtri et vivre en live son amertume. Non Fofo, cette triste nouvelle sera difficile à annoncer. La liste des » comme elle » est longue et la tâche ne sera pas facile. Si tu étais là, tu nous dirais bien sûr que nous ne sommes pas obligés. Mais tu n’es pas là pour faire ce Salamè. Aujourd’hui, c’est à nous que revient le devoir d’élever tes mots alors tout peut se claironner. Dans le Salamè, le conflit est ouvert mais toléré. Lorsqu’on sait rester fort, on peut tenir debout face à la douleur, mais je ne sais pas si je pourrai rencontrer ta voisine d’Abomey qui te draguait ouvertement malgré tes indélicatesses. Je ne pourrai non plus rencontrer tes voisins du Couffo pour leur annoncer la mauvaise et triste nouvelle. Ces anonymes qui te portaient dans leurs cœurs. Tous te prenaient pour un super homme.
Il est évident que certaines blagues sont de mauvais goût. La mort a rendu notre vision floue. Certitude en vérité, rien n’est plus à sa place. Les évidences même ne passent plus. Toi seul le savais pourtant.
Avec le recul, nous avions pu noter et remarquer au cours de la relecture de tes posts, certains signaux qui nous auraient édifiés. Sérieux!
Par exemple, le récit de ta rencontre de 1990 avec les lycéens français. Le 6 janvier 2021, tu dealais avec la mort déjà en écrivant ce texte pour nous faire le point et nous situer sur ton sort.
« En 1990, j’avais été invité, écrivais-tu, j’avais été invité à rencontrer des élèves de certains lycées français où ma pièce ‘’Goli’’ était au programme de langue. Les enseignants avaient accompli une préparation méticuleuse alors qu’Internet n’était pas encore développé. Les élèves des deux classes de seconde du premier lycée avaient dépouillé la pièce de long en large en commençant par une note biographique. Ils étaient très émus et me prenaient tout comme leurs enseignants pour quelqu’un. Pour un martyr en fait. Je souligne au fait ce mot Martyr. Lorsque tu n’es rien chez toi et subitement tu représentes beaucoup pour l’avenir ailleurs, tu as envie de jouer le jeu. C’est ce qu’ont fait bon nombre d’auteurs africains de la période. Ce n’est pas ce que j’ai fait. Car malgré le regard des autres, je me suis toujours considéré non comme un rien, mais comme un individu à les stars de tous les autres qui passe son chemin. »
En effet, tu avais toujours su passer ton chemin. Le Bénin n’avait pas de secret ni de limite pour toi. Or, tu pouvais si tu avais accepté le statut de réfugié politique qu’on offrait, rester en France comme cet exilé politique. Tu connaissais le désir de tes hôtes, mais tu n’avais pas besoin de ce secours même si tu tombais pour te relever. Tu es revenu au pays sans inquiétude, la tête haute comme un prince Omon Jagun. Toi seul croyais connaître qui tu étais. Tu n’étais pas un martyr, tu n’étais pas un exilé politique. Tu avais juste écrit ‘’Goli’’, pour stigmatiser les dérives et attirer l’attention de ceux qui régnaient à l’époque. Tu dénonçais la déconfiture qui allait entraîner la mort de ‘’Goli’’. Oui, c’est évident. Les jeunes qui ont de grandes destinées n’ont jamais eu une vie facile. Tu as bravé frustration, déception et souffrance. Mais malgré tout, tu as préservé une vie intéressante, loin des opinions des uns et des autres.
Aujourd’hui, la chaise est vide. Oui la chaise est vide. Tu ne seras plus devant ces élèves de ces lycées, ni devant nous autres. Oui, la chaise est vide. C’est ce que tu voulais nous communiquer depuis. Nous avons compris enfin et nous avons reçu ton message. Cher Camille Jean-Luc Adebah Amouro, c’est le sifflet de la fin. Pas de temps additionnel, le compte est fait, le faire-part est rédigé. Nous avons fait déjà les plis. Nous pouvons dire enfin le trou. Tu as vu le poids du silence. Voilà tu es là, mais nous autres vivants nous ne te voyons pas. Tu ne réagis même pas. Le silence règne et les grillons n’arrivent même plus à meubler l’univers par leurs cris. Oui, la chaise est vide, véritablement vide. Ton silence impose le silence. Est-ce cela, la chaise est vide? Je ne sais plus pourquoi je parle comme un fou à présent.
Dieu merci, je ne suis pas seul et je ne serai pas seul à constater que la chaise est vide. A l’université de Lomé, nous avons surpris ton ami, pas Afan, mais le professeur Ayayi Togoata Apédoh Amah en train de soliloquer sur ton sujet. Nous sommes au ‘’Salamé’’ tout peut se dire. Tout peut se rapporter même les indiscrétions. De mémoire, je te redis les propos du professeur. Ce n’est pas de la colère, ce n’est pas de la récrimination. C’est bien de la délicatesse du Professeur Ayayi Togoata Apédoh Amah:
» A notre époque, où une certaine élite africaine médiocre, corrompue, à la solde des régimes fantoches et des réseaux mafieux qui exploitent et oppriment nos peuples épris de liberté, a fait de la prostitution et du gangstérisme les normes qu’elle prétend ériger en valeur pour justifier ses crimes et ses reniements. Camille Amouro, la conscience intègre, qui illuminait le paysage éthique au point d’être la mauvaise conscience des opportunistes, des mercenaires en col blanc et des philistins a été brutalement arraché à notre amour, à notre compagnonnage d’une trentaine d’années.’’ C’est Ayayi Togoata Apédoh Amah tout craché. Une âme blessée dans ses émotions a toujours du mal à apprécier la valeur de l’amour qu’on lui offre, dit-on!
Le corps a besoin de repos, l’esprit a besoin de paix et le cœur a besoin de joie.
Quand tu étais là, tu étais comme une feuille d’aluminium, ne craignant pas le chaud ni le froid. Tout ce qui est important, c’était l’arôme de la vertu et de l’intégrité. C’est difficile pour certains parmi nous mais nous apprenons à travers tes propos sans équivoque.
« Bien malheureux l’homme qui rampe dans des allégeances ténébreuses dans le but de montrer aux autres qu’il n’est pas n’importe qui. Il ne fera qu’augmenter sa peine et porter à son comble le vide qui le tiraille ainsi.
« En vérité, je vous le dis, croyez-moi celui qui est important ne se bat pas pour devenir important puisqu’il l’est déjà. »
En te lisant et en t’écoutant, nous avons une certaine impression, l’impression de suivre à nouveau le sermon sur la montagne. Dans ton être se cachaient un prédicateur.
En effet, pauvres incrédules, nous l’aurions identifié ce prédicateur depuis ‘’Goli’’. Oui, il n’y avait aucun doute sous ta plume, cela paraissait: » L’avenir sombre, inondé, Monsieur le maire et tout ça c’est vous. Il est temps de faire revivre Goli. Goli est mort, tu ne trouves pas…
Camille Jean-Luc Adebah Amouro nous a quittés et ‘’Goli’’ est mort, l’esprit Prométhée a rompu les amarres. Il est retourné vers Mars. Aujourd’hui, nous sommes accrochés à cet hier dont tu parlais. Dans ton regard, il y avait le visage de ceux qui nous faisaient vivre l’enfer, mais il fallait pas les citer, tellement ils étaient nombreux ceux qui nous faisaient vivre l’enfer. Tu ne voulais même pas qu’on évoque leur souvenir, c’était leur donner de l’importance. Comme quoi les gens qui ont de grandes destinées n’ont jamais eu une vie facile. Dans ce monde de trucage et de manipulation, tu as su trouver une adhésion sans pareil auprès des hommes de culture et de la communication. Malgré ton allure décontractée, rien n’a changé dans le respect dû à ton rang. Le génie reste le génie.
Gustave Courbet a su avec ses mots te définir quand il écrivait ceci :
» J’ai cinquante ans et j’ai toujours vécu libre. Laissez-moi jouir ma vie comme un homme libre. Quand je serai mort, je veux qu’on dise de moi, il n’a fait partie d’aucune école, d’aucune église, d’aucune institution, d’aucune académie et d’aucun système. La seule chose à laquelle tu as appartenu, c’était la liberté. »
Gustave Courbet.
Tu préfères vivre simple et humble. Tu n’avais pas la réputation d’un sage, mais tu étais écouté et sollicité. La seule chose à laquelle tu avais appartenu, c’était la liberté. Tu ne t’étais jamais noyé dans l’abîme des choses perdues.
Libre comme le vent, tu pouvais surgir comme un tourbillon toutes les fois que tu avais envie. Cela ne gênait guère car nous aimions bien tes apparitions.
J’ai le cœur sevré et les yeux pleurant à présent. Il est presque 23 heures, il faut que je te quitte. Nous n’aurons plus de ‘’Cercle de minuit’’. Nous avions rangé déjà la bouteille de whisky. C’est terminé! Et c’est la vie qui veut ça aussi. Rien ne sera comme avant et rien ne saurait durer dans le temps. Tu es parti en créant un terrible vide que les souvenirs ne sauraient combler. On ne remplace pas un monument, ni un baobab comme toi. L’iroko est tombé dans la forêt. Le moment est arrivé enfin, nous rangeons déjà nos égos, nous suivons avec humilité les traces sans oublier que tu es unique et irremplaçable.
Quand le « toutefois » rencontre le « cependant » on attend avec impatience le « pourtant » qui n’apporte rien d’extraordinaire à nos espérances.
Je comprends maintenant pourquoi tu m’as invité à cet exercice. C’est clair et limpide. Tu as vu et lu nos souffrances. Maintenant j’ai compris ton message, il est aussi simple. Ce qui semble être la fin pour nous deviendra le début d’un grand tournant dans notre vie. Oui, les blessures les plus profondes contiennent toujours le secret de leurs propres soulagements. Je n’ai plus de regret ni de remords.
Chaque jour, nous apprenons à nous rapprocher de toi. Tu es la voix de Paulo Coelho qui résonne et burine dans nos têtes. C’est par l’exemple que nous pouvons changer le monde et non par les opinions.
Hermas Gbaguidi